dimanche 6 novembre 2011

Personnes handicapées au Québec: Entre charité et égalité

(Texte de ma présentation à la Conférence « Mettre fin à l'exclusion - Pauvreté invalidante/Citoyenneté habilitante » du Conseil des Canadiens ayant des incapacités, Ottawa, 3 novembre 2011)

Je suis née en 1985, quelques années à peine après l'Année internationale des personnes handicapées proclamée par les Nations Unies. Sept ans plus tôt, le Québec adoptait la loi assurant l'exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale.

Je suis née dans une famille de la classe moyenne. Une maison, deux autos, un chat et un chien. Des beaux cadeaux en dessous du sapin de Noël. À chaque année.

En 1988, alors que j'avais trois ans, le Conseil des ministres du gouvernement québécois adoptait un décret concernant la compensation des coûts liés aux limitations fonctionnelles des personnes handicapées. L'État reconnaissait ainsi l'importance de compenser financièrement les personnes handicapées pour les coûts supplémentaires encourus par leurs besoins ou par les obstacles qu'elles rencontraient, et ce, peu importe leur revenu. L'objectif était alors l'intégration. Les personnes handicapées parlaient du droit à l'égalité. Les défis étaient beaux et stimulants.

En 1990, mes parents m'ont inscrit à la maternelle. On les a appelés. On devait les rencontrer. N'entre pas qui veut à l'école publique. J'avais besoin d'aide pour accomplir certaines choses comme mettre mon habit de neige. Et ça, c'était un problème aux yeux de la commission scolaire. Mes parents ont insisté. Je suis rentrée à l'école. Quelques jours plus tard, un spécialiste des enfants/psycho-éducateur m'a pris à part pour un après-midi dans son bureau tout gris. Du haut de mes cinq ans, j'ai vite compris qu'il évaluait mes habilités mentales. Du haut de mes cinq ans, j'ai compris le sens du concept de la discrimination avant même de connaître le mot pour en parler.

Les années ont passées et j'ai été plongée dans une enfance et une adolescence heureuse. Sans le savoir, je faisais partie des privilégiés. Mes parents assumaient des coûts qui, en principe, auraient dû être couverts par l'État. Un siège d'auto adapté ayant coûté plus de 700 $, des voyages hebdomadaires au centre de réadaptation, une maman à la maison toujours disponible pour combler les failles du système. À titre d'exemple, lorsque j'étais en sixième année, ma mère est venue passer tous ses vendredis à l'école. La commission scolaire n'avait soudainement plus d'argent pour payer la personne qui m'aidait à accomplir des choses aussi essentielles qu'aller à la salle de bain. À cette époque, je n'ai jamais compris ce que cela signifiait. Je croyais que j'allais à l'école comme les autres enfants.

J'ai obtenu mon diplôme d'études secondaires en 2002, à l'âge de seize ans.

Au Canada, 48 % des femmes handicapées n'ont pas de diplôme d'études secondaires comparativement à 28 % des femmes non handicapées.

Après mon secondaire, je suis déménagée à Montréal. Sans trop le savoir, la chance était encore de mon côté. Ma mère est propriétaire d'un édifice de six logements sur une belle rue tranquille. Nous avons obtenu une subvention de 20 000 $ pour rendre mon logement accessible. En réalité, les travaux ont coûté 40 000 $. Qui a payé la différence? Ma famille. Le décret de 1988 avait déjà été relégué aux oubliettes depuis un bon moment.

La réalité est que les jeunes femmes handicapées n'ont pas toutes des mères propriétaires de logements. Trouver un logement accessible est un véritable casse-tête. On a beaucoup entendu parler de la crise du logement. Cette crise-là, les personnes handicapées la vivent en continu. En silence. Depuis le jour où certaines d'entre elles ont finalement pu sortir des institutions. Un manque de logement adéquat chronique les place encore aujourd'hui dans des situations dangereuses. Elles peuvent développer des problèmes de santé ou être forcées de vivre avec un(e) partenaire abusif(ve).

Après avoir aménagé dans mon logement accessible, j'ai commencé à réfléchir à comment je pourrais vivre de façon automne. Ma mère avait déménagé avec moi à Montréal afin de faciliter cette transition. Cette transition a duré près de quatre ans. C'est alors que j'ai connu l'existence des services de soutien à domicile. J'ai découvert un monde parallèle à la vie que j'avais vécue jusque-là. Préposées sous-payées. Préposées déconnectées du sens du travail qu'elles occupaient. Absence de flexibilité. D'étudiante au cégep, je me suis transformée en personne en perte d'autonomie, selon les termes du CLSC. J'ai appris ce que l'atteinte à la dignité voulait dire. La ligne entre la dignité et l'humiliation est mince lorsque l'on est en situation de handicap. J'ai senti que ma vie et ma liberté me filaient entre les doigts. J'ai tenté d'obtenir de meilleurs services. J'ai obtenu des miettes essentielles. Ma plume m'a aidée. Mon âge aussi. On ne me l'a jamais dit, mais je le sais. Je le sais parce qu'il y a tant de gens qui se font couper des services. Je le sais parce qu'il y a tant de gens de moins de 55 ans qui sont forcés à vivre en CHLSD, contre leur gré.

Ma quête d’une vie autonome m'a fait réaliser qu'il me fallait des sous pour vivre dans la dignité. L'État n'était pas là pour ça. Le décret de 1988? Je ne connaissais pas son existence. On en n'a jamais parlé dans mes cours d'histoire.

À 17 ans, j'ai obtenu ma première entrevue pour un emploi d'été à la Ville de Montréal. Il s'agissait d'un emploi de bureau pour étudiant au salaire minimum. Je savais que je pourrais accomplir les tâches de l'emploi sans problème. Lorsque je suis entrée dans le bureau de l'homme recevant les candidats, il m'a dit sans gêne, mais sur un ton à l'allure sincèrement désolé : ''Avoir su, je ne t'aurais pas fait venir en entrevue''. Ma vie de privilégiée tirait quelque peu à sa fin. Je commençais alors à faire partie des statistiques.

Au Canada en 2006, 25 % des personnes vivant dans des foyers à faible revenu sont en situation de handicap. Les femmes handicapées vivent en moyenne avec 8 360 $ par année alors que les hommes handicapés vivent en moyenne avec 19 250 $ par année. 35 % des femmes handicapées occupaient un emploi en 2006 comparativement à 44,9 % des hommes handicapés et à 67,9 % des femmes non handicapées.

Au cours des dernières années, il m'est arrivé à quatre reprises de me faire offrir de la monnaie par des passants. La première idée qui nous vient à l'esprit est que ces gestes sont simplement ceux d'une autre époque bien révolue. Nous nous réconfortons en nous disant que les choses ont bien changées. Pourtant, des services qui existaient auparavant ont disparus. Les personnes handicapées sont de plus en plus pauvres. Le marché du travail est de plus en plus compétitif et les obstacles tombent au compte-goutte. Nous devons être vigilants. Les gens qui lancent de la monnaie aux personnes handicapées sont en réalité le reflet d'une société illusoirement inclusive. Nous ferions erreur de prétendre que leurs gestes inacceptables de charité appartiennent à un lointain passé, parce qu'en réalité ils sont ancrés dans un monde bien contemporain.

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