dimanche 6 novembre 2011

Naître dans une société déficiente

Le 23 octobre dernier, Le Soleil et Le Droit ont publié un article intitulé « Avoir un enfant qui a une déficience physique ou mentale » écrit par Dre Nadia Gagnier. Le titre a attiré mon attention puisqu'il y a à peine une quinzaine d'années, j'étais cette enfant. Du haut dans mon fauteuil roulant vert fluo, j'ai rapidement compris que j'allais avoir une vie pas si ordinaire.

La chronique de Dre. Gagnier commence par la petite histoire d'un couple de grands-parents dont la fille vient de donner naissance à un troisième enfant « souffrant » de paralysie cérébrale. Cette naissance bouleverse la petite famille qui comptait avant la naissance du petit dernier, deux enfants « qui fonctionnaient très bien jusqu'à maintenant ». Les grands-parents sont inquiets. Leur fille est dans un état de déni et rationalise la situation en étant artificiellement positive. Leur gendre est dévasté. L'avenir ne s'annonce pas rose. Un enfant handicapé est né.

La chroniqueuse-médecin explique alors que le but de sa chronique est de sensibiliser les lecteurs à la réalité des familles ayant un enfant handicapé, de les inviter à tenter de se mettre à leur place, « même si c'est impossible, tant que vous ne vivez pas vous-même la situation », dit-elle.

Les toutes premières lignes donnent le ton à la chronique. La tragédie est là. Elle s'invite dans le nid familial. Elle fait mal. Un enfant souffre. Qui souhaite ça à un enfant? Une famille au complet est ébranlée. Le vocabulaire choisi par Dre. Gagnier n'est pas innocent. Il reflète bien les idées reçues sur le handicap. Bien entendu, il y a des enfants qui viennent au monde avec des souffrances physiques et ce, qu'ils soient handicapés ou non. Toutefois, ce n'est pas le cas de bien des enfants handicapés. De plus, certains gestes ou postures peuvent sembler souffrants alors qu'en réalité ils ne le sont pas. Ces enfants ont simplement des façons différentes et hors-normes de bouger ou d'interagir. Affirmer qu'un enfant « souffre » de paralysie cérébrale, c'est déjà le condamner à raconter sa vie comme une tragédie ou, au mieux, un exploit héroïque, sans même le connaître. Les enfants qui ont des souffrances physiques se transforment souvent rapidement en petits guerriers. Ils apprennent vite à se battre. Les enfants qui ont des douleurs physiques n'ont pas besoin de pitié. Ils n'ont pas besoin que d'autres disent à leur place qu'ils souffrent. Ils ont besoin d'empathie et de solidarité. Ils ont besoin de construire leur propre sens du monde et de trouver leur propre façon de raconter leurs histoires, de raconter leurs souffrances. On dit souvent que les mots font aussi mal que les coups. Lorsque l'on parle de handicap, on semble oublier la portée des mots et leurs effets.

Lorsque j'avais quatre ans, je me suis fait opérer pour une décompression de la moelle épinière. Une opération du style ça passe ou ça casse. Nul besoin de dire que mes parents ont passé par toute une gamme d'émotions. Malgré cette épreuve, mes pires souffrances, je ne les ai pas vécues entre les quatre murs de Sainte-Justine. Je les ai vécues au centre commercial, à l'épicerie ou encore sur la rue. « Oh mon dieu madame, c'est pas drôle! Pauvre enfant! Elle a quel âge??? Vous êtes tellement courageuse! » Ma mère leur répondait que je pouvais parler. Et moi, je leur répondais amèrement, selon l'année, que j'avais 4, 5, 6, 7, 8, 9 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16 ans... J'aurais aimé ça leur crier que j'étais Born this way et que je n'avais pas besoin de tels commentaires, mais à l'époque j'écoutais Mitsou, Julie Masse et Marie Carmen dans mon walkman. J'ai appris à encaisser. J'ai appris à lutter contre les regards même si je ne crois toujours pas avoir gagné cette lutte. En repensant à tous ces regards, ma mère partage le même souvenir que moi. «Rapidement, l'enfer ce fût le regard des autres. Pourquoi ne voyaient-ils pas que tu étais heureuse? »

Dre. Gagnier fait une grave erreur en associant le handicap à un « deuil de la santé ». Elle ajoute même qu'il est « évident » que la nouvelle du diagnostic catapultera les parents et la famille dans les étapes du deuil. Pourquoi les inquiétudes des parents à l'annonce d'un diagnostic médical doivent-elles signifier qu'ils sont en deuil? Leurs inquiétudes sont bien légitimes. Surtout dans un contexte la nouvelle est souvent annoncée comme une condamnation. «Qui va s'occuper de notre enfant après notre mort? » se demandent-ils souvent. Dans une société inclusive, les parents n'auraient pas à vivre cette angoisse. Des services adéquats seraient garantis et ils seraient bien informés. La communauté serait impliquée de façon solidaire. Le véritable deuil dont aucun parent ayant un enfant handicapé ne peut échapper est le deuil de la soi-disant normalité. Leur enfant est différent de la norme et il leur est pratiquement impossible de le cacher. Pourtant, cette norme n'est que construite. Cette norme n'est pratiquement jamais remise en question lorsque l'on pense à la question du handicap. Ce deuil est très dérangeant dans un contexte social dans lequel la normalité et l'individualisme sont érigés en valeurs essentielles. L'enfant handicapé trouble ces valeurs de plein fouet. On préfère alors masquer le deuil de la normalité en la déguisant en tragédie absolue liée aux différences de l'enfant. Mais, au fond, quel parent peut se targuer d'avoir un enfant normal? Qu'est-ce que ça veut dire? Il y a eu une époque où les parents faisaient un deuil d'avoir un enfant du mauvais sexe, du sexe féminin. Encore aujourd'hui, certains parents disent devoir faire un deuil lorsque leur enfant leur apprend qu'il n'est pas hétérosexuel. De tels propos se retrouveraient-ils dans les pages d'un grand quotidien? Seraient-ils tolérés?

Après le deuil et la tragédie qui vient avec, Dre. Gagnier sème un petit espoir en suggérant que « tout n'est pas noir pour ces familles ». Elle écrit : « Après quelques mois ou quelques années, bien des parents réalisent que leur enfant a des qualités, des talents et des forces inespérés. » Après avoir lu ce passage, je n'ai pas pu m'empêcher de tweeter «#onesttuvraimenten2011». Une telle formulation suggère que les enfants handicapés sont moins susceptibles d'avoir des qualités, des talents et des forces que les enfants dits non-handicapés. La société attribue aux bébés dits normaux les meilleures perspectives d'avenir. Les bébés handicapés, eux, se voient attribués les pires perspectives. Ils devront faire la preuve du contraire. L'intention de Dre. Gagnier est de donner de l'espoir, de laisser une porte entrouverte pour un possible happy ending. En réalité, de par ses propos, elle discrimine les enfants handicapés et scelle leur sort : ceux-ci devront se surpasser afin d'espérer pouvoir être reconnus comme des enfants... par leurs propres parents!

La chronique se conclut finalement par une affirmation complètement déconnectée de la réalité politique et économique dans laquelle évoluent les parents d'enfants handicapés d'aujourd'hui. Dre. Gagnier affirme qu'il existe des ressources pour ces familles et que lorsque les parents utilisent ces services au maximum, en plus de leur réseau social, ils peuvent trouver des moyens d'être heureux. Rares sont les parents ayant un enfant handicapé qui peuvent affirmer n'avoir jamais rencontré à un moment ou à un autre des problèmes d'accès aux services auxquels ils ont pourtant droit. En réalité, la situation est grave pour de nombreuses familles. Plusieurs mamans et plusieurs papas doivent laisser de côté leur carrière, car ils n'ont pas accès à des services de qualité pour accompagner leur enfant lors de leur absence. Plusieurs doivent se battent bec et ongles afin que leur enfant soit inclus dans les classes régulières. La liste est longue. Pourquoi aucun élément de cette liste n'apparaît pas dans la chronique du Dre. Gagnier?

Omettre de parler des obstacles et de la discrimination rencontrés par les familles d'enfants handicapés est un manque flagrant de rigueur journalistique. Il est déraisonnable de mettre au banc des accusés lesdites déficiences des enfants handicapés sans pointer du doigt un système déficient qui est loin d'offrir un maximum de soutien à leurs parents. Dans un contexte de réduction des dépenses de l'État, il est primordial de se pencher sur les répercussions vécues par les groupes les plus marginalisés de la société.

La publication de la chronique de Dre. Gagnier démontre bien qu'il semble encore impossible pour bien des journalistes de saisir la dimension politique du handicap. Que se passe-t-il dans les cours de journalisme de nos cégeps et de nos universités? Les médias ont un rôle important dans les perceptions de la société envers les personnes handicapées. Encore aujourd'hui, la plupart des articles traitant du handicap sont teintés de stéréotypes qui sont transformés en faits. La chronique de Dre. Gagnier n'en est qu'un exemple. Il est temps que le Conseil de Presse du Québec se penche sur la question. L'histoire du Québec moderne est sans équivoque : les stéréotypes sont des obstacles à l'émancipation des groupes marginalisés. La discrimination fondée sur le handicap existe bel et bien. Elle passe souvent inaperçue et est généralement normalisée.

La chronique publiée dans Le Soleil et Le Droit ne laisse aucune place aux autres histoires en affirmant que tous les parents d'enfants handicapés devront faire un deuil. Ce deuil est obligatoire. Les autres histoires n'existent pas. Les enfants qui naissent avec leur fauteuil roulant vert fluo non plus. Et pourtant, ils existent ces enfants! Ils grandissent et doivent faire face au deuil d'une société à qui ils croyaient appartenir, mais qui, au fond, les stigmatise depuis leur première bouffée d'air hors du ventre de leur mère. Au cours de ce deuil, de nombreuses émotions et attitudes font surface : déni, colère, marchandage (p. ex. : s'acheter une voiture pour ne pas être confronté à l'inaccessibilité des transports collectifs et se donner l'impression qu'on est meilleur que les autres personnes handicapées), désespoir, positivisme artificiel... C'est un chemin long et difficile au bout duquel, idéalement, ils trouveront peut-être la sérénité associée à un refus authentique de la société handicapée dans laquelle on vit. Peu d'enfants devenus grands parviennent à faire ce deuil.

Ce deuil d'un Québec illusoirement inclusif auquel sont confrontés les enfants handicapés devenus grands, au fond, c'est peut-être ça qui manque pour faire exploser les tabous les plus tenaces à l'égard du handicap.


Laurence Parent

Étudiante au doctorat en Humanities à l'Université Concordia

Vice-présidente du Regroupement des activistes pour l'inclusion au Québec

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Personnes handicapées au Québec: Entre charité et égalité

(Texte de ma présentation à la Conférence « Mettre fin à l'exclusion - Pauvreté invalidante/Citoyenneté habilitante » du Conseil des Canadiens ayant des incapacités, Ottawa, 3 novembre 2011)

Je suis née en 1985, quelques années à peine après l'Année internationale des personnes handicapées proclamée par les Nations Unies. Sept ans plus tôt, le Québec adoptait la loi assurant l'exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale.

Je suis née dans une famille de la classe moyenne. Une maison, deux autos, un chat et un chien. Des beaux cadeaux en dessous du sapin de Noël. À chaque année.

En 1988, alors que j'avais trois ans, le Conseil des ministres du gouvernement québécois adoptait un décret concernant la compensation des coûts liés aux limitations fonctionnelles des personnes handicapées. L'État reconnaissait ainsi l'importance de compenser financièrement les personnes handicapées pour les coûts supplémentaires encourus par leurs besoins ou par les obstacles qu'elles rencontraient, et ce, peu importe leur revenu. L'objectif était alors l'intégration. Les personnes handicapées parlaient du droit à l'égalité. Les défis étaient beaux et stimulants.

En 1990, mes parents m'ont inscrit à la maternelle. On les a appelés. On devait les rencontrer. N'entre pas qui veut à l'école publique. J'avais besoin d'aide pour accomplir certaines choses comme mettre mon habit de neige. Et ça, c'était un problème aux yeux de la commission scolaire. Mes parents ont insisté. Je suis rentrée à l'école. Quelques jours plus tard, un spécialiste des enfants/psycho-éducateur m'a pris à part pour un après-midi dans son bureau tout gris. Du haut de mes cinq ans, j'ai vite compris qu'il évaluait mes habilités mentales. Du haut de mes cinq ans, j'ai compris le sens du concept de la discrimination avant même de connaître le mot pour en parler.

Les années ont passées et j'ai été plongée dans une enfance et une adolescence heureuse. Sans le savoir, je faisais partie des privilégiés. Mes parents assumaient des coûts qui, en principe, auraient dû être couverts par l'État. Un siège d'auto adapté ayant coûté plus de 700 $, des voyages hebdomadaires au centre de réadaptation, une maman à la maison toujours disponible pour combler les failles du système. À titre d'exemple, lorsque j'étais en sixième année, ma mère est venue passer tous ses vendredis à l'école. La commission scolaire n'avait soudainement plus d'argent pour payer la personne qui m'aidait à accomplir des choses aussi essentielles qu'aller à la salle de bain. À cette époque, je n'ai jamais compris ce que cela signifiait. Je croyais que j'allais à l'école comme les autres enfants.

J'ai obtenu mon diplôme d'études secondaires en 2002, à l'âge de seize ans.

Au Canada, 48 % des femmes handicapées n'ont pas de diplôme d'études secondaires comparativement à 28 % des femmes non handicapées.

Après mon secondaire, je suis déménagée à Montréal. Sans trop le savoir, la chance était encore de mon côté. Ma mère est propriétaire d'un édifice de six logements sur une belle rue tranquille. Nous avons obtenu une subvention de 20 000 $ pour rendre mon logement accessible. En réalité, les travaux ont coûté 40 000 $. Qui a payé la différence? Ma famille. Le décret de 1988 avait déjà été relégué aux oubliettes depuis un bon moment.

La réalité est que les jeunes femmes handicapées n'ont pas toutes des mères propriétaires de logements. Trouver un logement accessible est un véritable casse-tête. On a beaucoup entendu parler de la crise du logement. Cette crise-là, les personnes handicapées la vivent en continu. En silence. Depuis le jour où certaines d'entre elles ont finalement pu sortir des institutions. Un manque de logement adéquat chronique les place encore aujourd'hui dans des situations dangereuses. Elles peuvent développer des problèmes de santé ou être forcées de vivre avec un(e) partenaire abusif(ve).

Après avoir aménagé dans mon logement accessible, j'ai commencé à réfléchir à comment je pourrais vivre de façon automne. Ma mère avait déménagé avec moi à Montréal afin de faciliter cette transition. Cette transition a duré près de quatre ans. C'est alors que j'ai connu l'existence des services de soutien à domicile. J'ai découvert un monde parallèle à la vie que j'avais vécue jusque-là. Préposées sous-payées. Préposées déconnectées du sens du travail qu'elles occupaient. Absence de flexibilité. D'étudiante au cégep, je me suis transformée en personne en perte d'autonomie, selon les termes du CLSC. J'ai appris ce que l'atteinte à la dignité voulait dire. La ligne entre la dignité et l'humiliation est mince lorsque l'on est en situation de handicap. J'ai senti que ma vie et ma liberté me filaient entre les doigts. J'ai tenté d'obtenir de meilleurs services. J'ai obtenu des miettes essentielles. Ma plume m'a aidée. Mon âge aussi. On ne me l'a jamais dit, mais je le sais. Je le sais parce qu'il y a tant de gens qui se font couper des services. Je le sais parce qu'il y a tant de gens de moins de 55 ans qui sont forcés à vivre en CHLSD, contre leur gré.

Ma quête d’une vie autonome m'a fait réaliser qu'il me fallait des sous pour vivre dans la dignité. L'État n'était pas là pour ça. Le décret de 1988? Je ne connaissais pas son existence. On en n'a jamais parlé dans mes cours d'histoire.

À 17 ans, j'ai obtenu ma première entrevue pour un emploi d'été à la Ville de Montréal. Il s'agissait d'un emploi de bureau pour étudiant au salaire minimum. Je savais que je pourrais accomplir les tâches de l'emploi sans problème. Lorsque je suis entrée dans le bureau de l'homme recevant les candidats, il m'a dit sans gêne, mais sur un ton à l'allure sincèrement désolé : ''Avoir su, je ne t'aurais pas fait venir en entrevue''. Ma vie de privilégiée tirait quelque peu à sa fin. Je commençais alors à faire partie des statistiques.

Au Canada en 2006, 25 % des personnes vivant dans des foyers à faible revenu sont en situation de handicap. Les femmes handicapées vivent en moyenne avec 8 360 $ par année alors que les hommes handicapés vivent en moyenne avec 19 250 $ par année. 35 % des femmes handicapées occupaient un emploi en 2006 comparativement à 44,9 % des hommes handicapés et à 67,9 % des femmes non handicapées.

Au cours des dernières années, il m'est arrivé à quatre reprises de me faire offrir de la monnaie par des passants. La première idée qui nous vient à l'esprit est que ces gestes sont simplement ceux d'une autre époque bien révolue. Nous nous réconfortons en nous disant que les choses ont bien changées. Pourtant, des services qui existaient auparavant ont disparus. Les personnes handicapées sont de plus en plus pauvres. Le marché du travail est de plus en plus compétitif et les obstacles tombent au compte-goutte. Nous devons être vigilants. Les gens qui lancent de la monnaie aux personnes handicapées sont en réalité le reflet d'une société illusoirement inclusive. Nous ferions erreur de prétendre que leurs gestes inacceptables de charité appartiennent à un lointain passé, parce qu'en réalité ils sont ancrés dans un monde bien contemporain.